Un Goncourt, mal digéré

 

La mémoire de papier
Pierre se souvenait de cet adolescent boutonneux aux jambes fragiles, au corps maigre, au profil en lame de couteau, au menton fuyant à peine ombré par une pilosité tardive. Ces quelques poils, guettés avec impatience, auraient dû lui conférer un air un peu plus volontaire, décidé.
  A tout prendre, j’eusse préféré être prognathe. Volontaire, ou abruti, plutôt qu’indécis et fuyant.
Encore à présent, il lui arrivait, en public, de recomposer son physique en modifiant ses attitudes. Il gonflait sa poitrine en retenant sa respiration, avançant légèrement la mâchoire inférieure afin d’en rendre les dents jointives, et plissait les yeux, ce qui, pensait-il, le rendait attentif et inspiré. 
Je suis le type même de l’introverti, c’est pour cette raison que je suis écrivain. Enfin... c’est ce que prétend Richard Bellard, notre célébrissime critique littéraire, incontournable, que je me garderai bien de contredire. C’est un peu grâce à lui que je me retrouve aujourd’hui à ce cocktail, entouré de tous ces gens qui s’empressent à me féliciter. On me fête. Toutes les interviews sont effectuées ; c’est pourquoi je cède à la tentation de ces flûtes de cristal aux bulles joyeuses. 
A cet instant, il aime toutes les femmes car il croit déceler dans leur regard un intérêt complice. 
La brunette toute pétillante qui parle avec mon éditeur : son intérêt tout à l’heure était-il uniquement professionnel, ou mon charme intellectuel aurait-il opéré ?
Il se propulse dans sa direction en tenant son verre levé. Mais, aujourd’hui, cette précaution est inutile, on s’écarte sur son passage. On lui sourit. Ils ont tous l’air d’être ravis de ce qui lui arrive. 
Bonsoir Mademoiselle. Oui bien sûr, je suis très heureux. C’est la consécration. Dès le premier roman, c’est inespéré. Vous êtes tous trop gentils avec moi. Je ne le mérite pas. Et modeste avec ça. Je n’ose pas toucher ma tête de peur de décrocher l’auréole. 
Le plateau du serveur passe à proximité. Pierre saisit deux verres et en tend un à la jeune journaliste de Marie-Eve. 
Vous lisez dans les bulles de champagne ? La blondeur romantique de ce breuvage m’inspire moi aussi. Et vous me prédisez une grande longévité littéraire. Oui, mes épousailles avec la plume sont récentes et nous aurons beaucoup de petits romans. Où est-il ce fichu serveur ? Mon verre est vide. J’ai chaud. Et si je desserrais mon noeud de cravate ? Voilà, c’est fait. Après tout, l’artiste peut être débraillé, savamment un peu débraillé. Oui Mademoiselle, j’ai chaud, c’est votre présence qui fait monter la température. Vous êtes si jolie. Pardon ? Ah ! On m’appelle ! Surtout ne vous éloignez pas, je reviens dans un instant. Que me veut-il celui-là ? Tiens, le plancher est en caoutchouc, et voilà que je m’entends parler, un peu décalé, dédoublé. On va dire : le succès lui est monté à la tête. C’est faux. C’est tout simplement le champagne, les petites bulles de la fête, la joie dans nos verres. Pour passer dans votre émission ? Très certainement, oui, oui, c’est noté. Tu es gentille de consigner tout cela sur ton carnet, ma chérie. Ah oui, je ne vous ai pas présenté Elisabeth, mon épouse. Je manque à tous mes devoirs ! Allons bon ! Est-il maladroit cet idiot, voilà les verres par terre maintenant ! Ce n’est pas grave, le vin blanc ne tache pas. Comment ça chérie j’en suis responsable ? Je suis énervé ? Mais pas du tout, je plane un peu, c’est délicieux. Je l’ai bousculé ? Ce n’est pas de ma faute si le plancher est en caoutchouc. Mais je ne crie pas, je m’exprime, voilà tout.
Tout l’aréopage s’est tu. Elisabeth tente de calmer Pierre qui gesticule. Avec force sourires, elle s’excuse. On la rassure, on pardonne. Deux amis l’aident à le pousser vers la sortie. Il se débat. Il hurle. Il ne supporte pas l’alcool, explique-t-elle. 
Comment ça, je ne supporte pas l’alcool ? D’abord, ce n’est pas de l’alcool, c’est du vin. Et qu’on me laisse tranquille. Aujourd’hui c’est mon jour de gloire. Le jour de gloire est arrivé, qu’un champagne pur abreuve mon gosier. 
On pousse l’écrivain dans la R25. Elisabeth fait la tête. Sa tête des mauvais jours. Des jours sombres. Sombres comme cette nuit froide. Elisabeth, ce soir, sera froide. Froide comme la nuit. Pierre ronfle bruyamment. L’écrivain a dignement fêté son prix.

Pierre est en panne. Pas sur l’autoroute, non, en panne d’écriture. Voilà trois mois qu’il savoure son succès. Deux cent mille exemplaires, son nom et son visage étalés partout. Et puis, la mayonnaise retombe. Retour à la case départ ou presque. Et après ? s’est inquiété son éditeur. Il sonde son cerveau en le fixant d’un regard noir un peu fatigué.
Après ? Tout est là, dans ma tête, en fouillis, d’accord, mais il suffit de faire le ménage. Les mots se serrent à la porte du réveil et s’assemblent en phrases dont je ne suis plus le maître. Je regarde défiler ce long cortège et tente d’en retenir le sens, d’en imprégner ma mémoire. Dois-je m’éveiller tout à fait pour les immobiliser d’une main malhabile, encore engluée de sommeil, sur le petit carnet noir qui monte la garde près de la lampe de chevet, ou accorder ma confiance aux profondeurs insondables du cerveau ?
Il a beaucoup fait la fête pendant trois mois. Beaucoup bu aussi. Comme une libération explosive. 
J’écrivaillonne depuis des années. Des nouvelles, des poèmes, un peu de tout. Et puis, un beau jour, une histoire, des personnages, une ambiance me tiennent la tête. Je suis enceint. Je vis ma grossesse, absent des réalités. J’accouche dans la douleur, tour à tour persuadé de réaliser une œuvre géniale et une merde de littérature de seconde zone. Comprends-moi Elisabeth, j’ai besoin de souffler. Ma femme est mon égérie. Elle me pousse, me tire, me soutient. Elle est le contraire de ma mère qui ne s’est jamais inquiétée de mes études et s’est contentée de pleurer au constat de faillite de celles-ci. Ah, si elle avait pu voir la tête de son garçon dans la fenêtre du téléviseur !
Pierre parle de s’isoler dans les sables du Sahara ou sous une tente igloo en Laponie pour de nouveau coïncider avec lui-même. Il partira dans le Périgord. 
Elisabeth ne comprend pas que j’ai besoin d’être seul pour écrire. Les lieux doivent être inconnus, les visages anonymes. Je ne peux pas occuper deux jours de suite la même chambre d’hôtel ni fréquenter le même restaurant. J’ai besoin d’une ambiance humaine diffuse, de bruits non identifiables. Tant que je n’ai pas adressé la parole à mon voisin de table, je peux tout imaginer à son sujet. Echanger quelques mots correspond à passer une bride à mon délire. Alors, je cours de ville en ville, au hasard. « I’m a poor lonesome cow-boy ». Le Lucky Luke de la littérature. Le mégot en moins et les mains encombrées de stylos. Les cartouches sont chargées d’encre bleue. J’ai horreur du violet, il me rappelle les encriers de l’école primaire où se noyaient les boulettes de papier buvard, responsables des pâtés répréhensibles. Et Mademoiselle Carlin qui me terrorisait de son encre rouge et de ses zéros jamais précédés d’une unité. Le rouge, Elisabeth le dépose sur ses lèvres et le noir sur ses cils. Elle lit toujours par-dessus mon épaule. Je déteste cela mais je n’ai jamais osé le lui dire. Cette nuit, je me suis levé pour coucher sur le papier quelques phrases obsédantes. L’hôtel était silencieux. J’ai senti le parfum de la petite brunette allongée dans mon lit quelques instants auparavant. Elle lisait par-dessus mon épaule. Je n’ai rien dit mais j’ai déchiré les feuillets. Impression d’être violé. 


C’est le moment de l’année où le soleil est paresseux. Le temps où il se contente d’allonger et d’à peine raccourcir les ombres. Frileux autant que nous, il se cache dans sa forteresse de coton. Voilà trois semaines que Pierre était parti. Son errance l’avait amené dans le Bordelais. Il roulait à vitesse réduite sur les petites routes du vignoble. Les ceps, sinistres et dépouillés, priaient le ciel de leur restituer la chaleur estivale. Cette balade vinique, de château en château, comblait très bien le vide de sa mémoire. Le thème de son prochain roman restait vague et vaporeux comme les brumes impalpables au-dessus des croupes graveleuses du Médoc. Les idées ne s’assemblaient pas, les personnages demeuraient inconsistants, comme des fantômes. Des pages entières rédigées le soir étaient déchirées le matin. Ce qu’il écrivait l’eût prêté à rire s’il ne s’était agi de lui-même.
Marie-Jo était mignonne comme un cœur. Ses pommettes rebondies rosissaient à la moindre émotion. Ses seins, que l’on devinait en pomme à travers les étoffes fragiles et troublantes qu’elle portait, étaient haut placés. Elle était vive et joyeuse. Les sourires fleurissaient sur ses lèvres à tout propos. Mais elle se rongeait les ongles. Nulle n’est parfaite. Heureusement à l’âge de seize ans on ne s’arrête pas à ce genre de détail. Mon menton fuyant et mes boutons m’empêchaient de lui parler. J’inventais, la nuit, les conversations que nous n’avions pas tenues. A un de mes copains, je m’étais ouvert de cet amour passionné. Nous marchions dans la cour de récréation, en évitant les footballeux, et je lui racontais mon histoire. Je lui montrais des lettres de ma bien-aimée que j’avais rédigées en contrefaisant maladroitement son écriture. Il était bon public. Que demande un faiseur de rêves sinon des oreilles pour l’écouter ? Donc, ces oreilles-là recueillaient mes confidences. Marie-Jo m’aimait. Et puis, elle a épousé un gars que je n’aimais pas, vulgaire et grossier. Elle est aujourd’hui divorcée. Se ronge-t-elle toujours les ongles ?
Pierre songeait à tout cela en circulant entre les tonneaux de la cave du « Cos d’estournel », et aussi à ce que lui avait dit son ami imprimeur à propos de son roman : « c’est ce que tu as écrit de mieux. Les personnages sont plus vrais que nature, on a envie de les connaître, de les aimer ou de les détester. » Il avait répondu : « c’est peut-être parce que j’ai commencé à me déculotter. » S’il ne pouvait plus écrire à présent, s’il n’avait plus rien à dire, c’était peut-être que le strip-tease était terminé, pensait-il en avalant le quatrième verre de Bordeaux qu’il eut dû en toute logique recracher, une dégustation bien menée ne s’accommodant pas de l’absorption du précieux nectar. 
Le Cos d’Estournel est un pseudo château. Sa superbe façade, de style oriental, n’abrite en fait que des chais. Mon prix Goncourt, c’est peut-être cela : une simple façade. Une fois passée la porte de bois sculpté, les grandes salles sont vides, pillées pour la construction du trompe-l’œil. 
Son père s’était noyé parce qu’il refusait la vieillesse. Noyé dans l’alcool et dans la mer. Ils habitaient en bordure d’un estuaire, et pour ne pas paraître plus emprunté que ses autres amis, il avait acquis un petit bateau de pêche. Mais décidément la mer n’était pas son élément. Les premiers enthousiasmes passés, ses sorties s’espacèrent de plus en plus. A la fin d’une après-midi un peu plus arrosée que de coutume, il glissa la plate à l’eau, rejoignit l’embarcation, libéra le filin du corps-mort et, pétaradant, s’en fut relever les casiers. 
Ma mère fleurit chaque premier novembre une tombe vide. Lorsque j’observe le glissement feutré d’un goéland, je ne peux m’empêcher de songer qu’un de ses ancêtres a vu mon père s’engloutir dans les vagues de la Manche, grise et froide. Ma vieillesse à moi, c’est ma stérilité. La sénilité de mes neurones. L’anorexie de ma création. Le désert de ma conscience. Elisabeth, hier soir, au téléphone, m’a réprimandé : quand donc cesseras-tu de t’apitoyer sur toi-même ? Ta déprime narcissique t’encombre l’esprit. Tu n’es pas le nombril du monde. Il ne s’arrêtera pas de tourner parce que ta plume est sèche. Oui Elisabeth, c’est bien cela qui m’attriste. Rentrer dans le rang. Ne plus éprouver cette infinie jouissance à la vue des bouquins s’accumulant sur la chaîne de l’imprimerie, avec mon titre et mon nom sur la jaquette, et mon cerveau à l’intérieur. 
Mémoire de papier. Le livre est là qui repose dans la vitrine du libraire. Ses couleurs, légèrement fluo, dansent quand le regard balaie l’étalage. Lorsque les yeux avides du lecteur se repaîtront de ces mouches  noires sur fond blanc, une partie de Pierre sera digérée, victime de la boulimie de cet amateur de sensations vécues. 
Des piranhas,, je suis dans l’aquarium, tout seul, tout nu, au milieu de ces poissons carnivores, frétillants. Chacun une bouchée à cent vingt-cinq francs. Je me suis mis en scène, j’ai mis ma famille et mes amis en scène. Et c’est incroyable, la plupart ne se reconnaissent pas. Est-on si différent au regard des autres ? Je suis là, dans la vitrine. Sur le trottoir, il n’y a qu’une enveloppe creuse. J’ai donné mes viscères en pâture. En étant patient, je suis sûr de voir un client ressortir de la boutique avec ma rate fumante sous le bras. 


Elisabeth souhaite me voir rentrer. Je lui dis tout, lui explique tout. Elle me conseille de prendre rendez-vous chez un psychiatre. Tu es dépressif. Tu as besoin de repos. C’est cela, elle veut que j’ouvre la porte de mon intérieur et que l’on dresse l’inventaire du mobilier. La porte est en bois sculpté mais les salles sont vides. Non, Elisabeth, je n’entendrai pas résonner ta voix dans ces longs corridors silencieux. Tu n’assisteras pas à ma faillite intellectuelle. Tu ne caresseras pas de propos rassurants un écrivain infirme de sa création qui n’aura qu’une seule fois fait l’amour avec la littérature, victime d’une éjaculation précoce.

 
Il pleuvait très fort. La Garonne roulait ses eaux de tonnerre. Pierre entendait dans son dos le chuintement mouillé des automobiles. Il tenait la rambarde et se demandait si les anguilles étaient aussi voraces que les piranhas.

JF Zimmermann

Cette nouvelle est parue dans la revue Sol’Air N°14 en 1997 et dans Horizon N° 53 chez Encres Vives en 2011.

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