Fallait-il que je t'aime

 

 


   Fallait-il que je t’aime

   « Fallait-il que je t’aime, petite chose ridée et frémissante, de quelques livres à peine, fragile fétu entre mes bras émus, pour échouer ici.
Fallait-il que je t’aime, durant ces nuits sinistres, pour écouter tes pas sur la terrasse, le couinement de la porte d’entrée, le choc de tes Doc Martens sur le carrelage, et, enfin, le craquement rassurant de ton lit, puis l’odeur piquante de ta dernière Marlboro dont la fumée se glissait sous la porte et irritait mes sinus, pour t’attendre encore et encore.
Fallait-il que je t’aime pour écouter malgré moi les martèlements sourds et brutaux de ta musique violente, asphyxiante, évocatrice de tes nuits d’absence inondées de lumières psychédéliques. Je t’imaginais, fauve lâché parmi cette meute droguée et bavante.
Fallait-il que je t’aime pour supporter le crépitement maladroit de la machine à écrire du gendarme fatigué par une nuit de veille.
Fallait-il que je t’aime pour décliner, moi aussi, mon identité tandis que toi, l’œil éteint, le visage de cendre, tu trouvais la force d’un ultime mensonge. »

   Il reposa son stylo sur le drap. Il écrivait assis, dans son lit. Le silence l’entourait. La lumière vive et blanche qui tombait du plafond effaçait les ombres des rares meubles de la petite pièce. Vingt années défilaient sur le mur qu’il fixait jusqu'à se brûler les paupières. Il reprit son stylo.

   « Fallait-il que je t’aime au long de ces heures d’attente, de ces journées gâchées, de ces années perdues, pour te laisser manger ma vie.
   Fallait-il que je t’aime pour te repêcher une nouvelle dernière fois en attendant la prochaine.
   Fallait-il que je t’aime pour t’accompagner devant le juge, une sale petite bête d’angoisse agrippée au fond de l’estomac.
   Fallait-il que je t’aime pour jouer le superbe, mentir encore une fois afin de préserver ce qui me paraissait rester de bon en toi.
   Fallait-il que je t’aime pour quêter dans ton regard la complicité du fils à son père. Cette complicité qui t’a desservi, qui t’a abusé, qui t’a fait croire à l’impunité. »

   Le ronflement d’un dormeur, assommé de somnifères, troubla sa pensée. Il savait pouvoir profiter encore quelques instants de la lumière, jusqu'à ce cognement impatient contre sa porte, injonction à éteindre. Il attendrait une dizaine de minutes puis poursuivrait sa tâche à la lueur d’une lampe frontale, lointain souvenir de ses randonnées en un temps où subsistait l’espoir.

   « Fallait-il que je t’aime pour serrer les dents à l’annonce de ton nom - le mien - profané par la bouche d’un individu douteux dont les insultes outrageantes te salissaient et m’éclaboussaient.
   Fallait-il que je t’aime d’un amour animal, d’une passion aveugle, pour imaginer que cette affection suprême te transcenderait pour te dépasser. Tu avais tant besoin de t’aimer.
   Fallait-il que je t’aime pour tout pardonner.
   Pour tout sacrifier.
   Pour te suivre dans tes errances afin de te protéger de toi-même. »

   Il posa la torche et l’éteignit. Son bras était ankylosé. Il lui avait souvent écrit des lettres, lorsque la langue ne pouvait formuler les mots, lorsque les regards évitaient de se croiser, lorsqu’une gêne réciproque écourtait l’entretien. Les conservait-il dans un tiroir, dans une boîte en carton ? Ou bien les froissait-il comme on brise un miroir de vérité ?  Il ne le saurait sans doute jamais. Comme il ignorerait toujours la réciprocité de son amour.
Les souvenirs affluaient, se bousculaient, nouaient sa gorge et mouillaient ses yeux. Aujourd’hui encore, il ne comprenait pas l’escalade, semaine après semaine, mois après mois, année après année. L’escalade ?  Non, la dégringolade. L’irrésistible attrait de la nuit, de la rue, du ruisseau. « La nuit, rien n’est pareil, disait-il, le monde est entre parenthèses. »

   « Fallait-il que je t’aime pour me forcer à croire tous tes mensonges.
   Fallait-il que je t’aime pour tout pardonner. »

  Soudain, il se sentit vieux. Vieux et las. Le papier noirci où dansaient les mouches de sa pensée attendait la dernière phrase. Il lui avait tant de fois tendu la main que, sans même s’en rendre compte, il s’était laissé entraîner dans ce mortel tourbillon. Il s’était dépouillé, ruiné. Sourd à leurs conseils, il avait tourné le dos à ses amis. Il s’était enfermé dans une pièce dont les parois se rapprochaient les unes des autres. Les derniers temps, la sonnerie du téléphone déclenchait des spasmes violents dans son estomac. Il ne parvenait plus à assurer sa voix. Il se raclait la gorge et faisait semblant de tousser. Lorsque la sonnette de la porte d’entrée tressautait, il avançait en automate, sans réfléchir, pour en ouvrir le battant. Il redoutait par-dessus tout d’entendre : «Gendarmerie nationale, pouvons-nous entrer ? Nous voudrions vous entretenir à propos d’une affaire dans laquelle se trouve impliqué votre fils... » Et alors, le sol se dérobait sous ses pieds, son sexe se rétrécissait et une violente envie d’uriner le saisissait. Mortelle inquiétude. Le pire est imaginé. Et le pire n’est pas encore pour cette fois. Soulagement. On rirait presque. C’est grave, certes, mais tout peut changer. Demain, nous repartirons sur de nouvelles bases, n’est-ce pas, mon fils ? On efface tout et on recommence. Pouf-pouf. Oui mais voilà, on ne joue plus, on n’a plus cinq ans. Le temps a passé trop vite. Foutue horloge, on ne pourrait pas arrêter les aiguilles ?

   « Fallait-il que je t’aime pour prendre ta place cette nuit-là. Tu ne saurais pas te défendre. Tu es trop maladroit. Tu regrettes déjà. Tu ne comprends pas ce qui t’arrive. Tu es encore trop petit, mon fils. Ton père est là. Il est fort. Il est rusé. Laisse-moi t’embrasser. Laisse-moi faire.
Fallait-il que je t’aime pour prendre ta place. »

   Il glissa la lettre dans l’enveloppe, la cacheta. Il la confierait demain à l’avocat. Insensiblement, le jour s’emparait de la pièce et montait le long de la cloison.
   Il entendit des pas se rapprocher.
   Il entendit la clef tourner dans la serrure.
   Il entendit la porte grincer.
   Il entendit prononcer son nom.
   C’était de lui dont il s’agissait, cette fois. Mais il serait seul pour se défendre.

J.F. Zimmermann

 Paru chez Edilivre en juillet 2011
 

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