L'étrange réveil de Maximilien Caracole

 


L’étrange réveil de
Maximilien CARACOLE

 Maximilien Caracole a quarante-trois ans. Il habite depuis toujours une charmante cité médiévale à l’entrée de la Bretagne, ville dont le passé historique n’est pas la moindre fierté de ses habitants. Maximilien est employé de banque. C’est un homme discret, courtois, efficace, ponctuel et honnête, ce qui est la première vertu exigée de la part d’un caissier. En effet, il a le redoutable privilège de froisser les billets , au subtil filigrane, toute la journée et de ne jamais en égarer un seul. Maximilien est célibataire. Ne me demandez pas pourquoi. Il n’est pas laid. Il n’est pas inintéressant non plus. Il aurait pu plaire. Le cheveux noir luisant plaqué en arrière, le teint plutôt blafard, le visage mobile ouvert et attentif. Celui qui va devenir le centre d’intérêt de notre histoire a, malgré ses qualités professionnelles, un défaut : il boit. Il ne s’alcoolise pas lentement et régulièrement, non. Quand l’envie lui en prend, il sort de chez lui et, à pied, il entreprend la visite systématique des bars de la ville. Il en existe un certain nombre. Totalement imprégné ces soirs-là, gravir l’escalier qui le mène à son appartement devient une entreprise périlleuse. Les anecdotes piquantes relatives à ses exploits hebdomadaires ne manquent pas. Mais sa ponctualité au travail n’a jamais été prise en défaut. Sauf une fois.
 Ce matin-là est un matin comme les autres à ceci près que Maximilien est arrivé à la banque en retard. Une heure de retard. Une heure de retard, c’est un événement, car c’est la première fois en vingt-deux ans d’activité professionnelle que le caissier peut être taxé d’inexactitude.
 Aucun bruit ne filtre de la porte capitonnée du bureau du Directeur. Les employés, curieux et attentifs, voudraient en savoir plus. Le Directeur a convoqué Maximilien et attend des explications sur ce retard inhabituel. Maximilien est debout dans le bureau, pâle, défait. Le Directeur l’invite à s’asseoir et, devant la mine piteuse de son caissier, se veut d’entrée rassurant.
 - Eh bien Maximilien, que se passe-t-il ? Vous me paraissez bien fatigué ce matin. Une panne de réveil peut-être ?
 Au mot réveil, le visage du caissier est soudain parcouru d’un tic nerveux.
 - Je, je, j’ai, commence-t-il par balbutier, ce qui m’est arrivé est impossible à raconter, impossible à raconter parce qu’incroyable.  On va me prendre pour un fou. Ou pour un menteur. Dans un cas comme dans l’autre, je suis perdant.
 Le Directeur commence à être intrigué, surtout en raison de l’accent de sincérité qu’il perçoit dans la voix de son interlocuteur.
 - Je ne vous ai jamais pris pour un menteur Maximilien. Vous savez combien j’apprécie vos services, je ne vous tiendrai certainement pas rigueur d’un retard occasionnel.
 - Monsieur le Directeur, ah ! c’est très difficile. Donnez-moi votre parole que cet entretien restera strictement confidentiel.
 - Soit, soit. Je suis curieux, je vous l’avoue, d’en savoir davantage.
 - Eh bien voilà. Je suis resté coincé entre minuit et zéro heure.
 Maximilien note que le Directeur  allume un petit cigare, chose rare le matin, ce qui témoigne de l’intérêt qu’il porte à ce que va lui confier son employé.
 Maximilien se passe la main dans les cheveux et respire profondément.
 - Je suis rentré chez moi hier, peu avant minuit. Comme à l’habitude, j’ai remonté mon réveil. Il était alors minuit. Après être passé à la salle de bain, je me suis couché et j’ai lu quelques instants. C’est à compter de ce moment que l’irrationnel entre dans ma vie. Avant d’éteindre, je jette un dernier coup d’œil à mon réveil : minuit. Machinalement je regarde ma montre : minuit. Je pense donc m’être trompé tout à l’heure et être rentré plus tôt que prévu. Les choses auraient pu en rester là si je ne m’étais senti un petit creux à l’estomac. Je descends à la cuisine, je me confectionne un petit sandwich, la pendule du salon indique : minuit. Bon, je sais, j’ai avalé mon sandwich rapidement mais enfin tout de même ! Je remonte à la chambre, les aiguilles du réveil sont toujours sur minuit. Ainsi que ma montre. Drôle de coïncidence. Le réveil, la montre, la pendule : en panne ? Au même moment ? Pour en avoir le cœur net, je décide de téléphoner à l’horloge parlante : muette . Bon sang, je voudrais bien savoir l’heure, quand même ! D’ailleurs, savoir l’heure me semble soudain devenir essentiel, vital même. Je décide de m’habiller, il doit bien y avoir encore un bar ouvert à cette heure-ci. A peine dehors, je suis frappé par l’atmosphère étrange qui règne dans la ville. Tout semble, comment dire, figé, c’est cela oui, figé. Les lumières des réverbères sont comme glacées. Les étoiles dans le ciel ne scintillent plus, elles sont fixes. Aucun bruit. Aucun mouvement. J’aperçois une voiture au milieu de la rue . Elle ne bouge pas. Son conducteur est immobile à son volant. Je sens une boule monter dans ma gorge. Une lumière sort d’un café, une lumière froide, comme celle des réverbères. Je n’ose pas entrer. Je risque un œil : et alors là... L’angoisse me saisit... A l’intérieur du café, les consommateurs sont statufiés. Même la fumée des cigarettes stagne. Sur les lèvres de certains, les mots, suspendus, sont prisonniers. A ce moment-là, la panique s’est emparée de moi, et j’ai couru me réfugier dans mon appartement. Et mon réveil indiquait toujours minuit.
 Le Directeur sursaute. Le mégot de son cigare vient de lui brûler les doigts. Maximilien ne dit plus rien. Il tremble légèrement. Son regard est encore tout brouillé par les souvenirs qu’il vient d’évoquer.
 - Et ensuite, Maximilien, que s’est-il passé ?
 - Je me suis allongé, je n’osais plus me lever, j’ai dû finir par m’assoupir. C’est la lumière du jour qui m’a réveillé.
 Le Directeur hoche la tête.
 - Quelle heure était-il ?
 - Huit heures passées, Monsieur le Directeur. Le temps de m’habiller, et voilà.
 - Ecoutez Maximilien, je crois que vous avez tout simplement rêvé. Un rêve particulièrement évocateur peut-être. Plus un verre ou deux ?
 - Peut-être, peut-être...
 - A votre place, je garderais tout cela pour moi. N’en parlez à personne, c’est le meilleur moyen d’éviter les sourires ironiques. D’ailleurs, confidence pour confidence, la semaine dernière, je suis arrivé au bureau avec deux heures de retard. Mais l’avantage que j’ai sur vous, Maximilien, c’est que je suis le Directeur et que je n’ai d’explications à fournir à personne, même lorsqu’il m’arrive d’être coincé entre minuit et zéro heure..

J.F. Zimmermann

Ajouter un commentaire